L'envers et l'endroit [PV SoryNocty]

Le soleil. Encore et toujours, il poursuivait son éternelle course, baignant d'une lueur blanchâtre le paysage environnant. Les roches semblaient convulser dans leur lente agonie, les dunes de sable frémissaient, comme prises de halètement. Et ces plantes, qui se tordaient dans la souffrance, qui mourraient lentement, la sève séchée faisant exploser leur écorce... Un illustre théâtre, de majestueux et macabres décors, une action découpée et précise. Aucun spectateur, si ce n'est cette louve qui marche, la tête haute, vers ces acteurs rendant un souffle qu'ils n'ont déjà plus.
Grondement.
Une goutte de sueur descend près de son oeil, téméraire. Bien vite chassée par le coup de tête de la Noire. De rage, elle fait claquer ses dents sur le vide, comme désireuse d'avaler les rayons de lumière. De consommer les soldats de son pire ennemi.
L'absence de matière sous ses crocs l'agace.
- "Assez..." murmura t-elle sourdement en faisant crisser sa puissante mâchoire.
Quelle honte ! Elle, la seule, l'unique, la mort incarnée, souffrant les attaques de l'astre du jour sans discontinuer ! Elle ne se défilera pas, non, elle ne le fait jamais. Parce qu'il est impensable qu'elle s'abrite à l'ombre un instant. Cette faiblesse serait son déshonneur, et Despise ne le connaît pas.
Despise.
La louve s'immobilise. sa pupille n'est plus qu'une lame, qui éventre sans remords le paysage qui s'offre à elle. Mais voilà ; la chaleur... Cette chaleur qui rend son corps moite, humide, qui fait briller son poil et voudrait faire faiblir ses muscles. Qui n'y arrive pas. Tout son corps est tendu, ses muscles en souffrance.
Mais personne ne l'a jamais touchée. Personne ne lui a jamais parlé de douceur : celui qui s'y serait risqué y aurait perdu la vie. Elle fait claquer une langue de dégoût à cette pensée.
Alors, tous ces sentiments qui s'animent entre elle sont devenus son plaisir. La Haine, le Mal et le Vice. Réunis dans le creuset de son corps. magnifique machine messagère des Enfers, elle y conduit les âmes selon des chemins qu'elle se plaît à rendre difficiles.
"Crac"
Elle secoue la tête, une fois, deux fois. Les griffes profondément enfoncées dans la terre desséchée, elle se cambre violemment et hurle.
Hurle au monde entier sa haine, au soleil sa fureur, à son royaume perdu son désir de conquêtes.
Le temps n'a plus d'emprise sur elle. Une seconde, une heure, une éternité, qu'importe ? Alors qu'elle laisse couler hors d'elle un flot de rage et de fureur qui la consumme, sachant pertinemment que ces mots lui reviendront : Ils sont en elle, s'accrochent à son toison d'ébène, et la suivent où qu'elle aille. C'est son seul échappatoire. La catharsis faite de ses passions. C'est transcrire ses sentiments par un hurlement, si brutal soit-il.
Brutale. Cruelle.
Elle l'est jour après jour. Des souvenirs de son enfance effleurent son esprit.
Elle se voit, jeune, observer avec mépris de jeunes guerriers déchirer entre leur crocs d'énormes carcasses.
Et elle gronder doucement, entre ses dents de loupiotes arrêtées au stade du corps de rat.
Elle n'aurait jamais voulu entre une louve.
Une louve n'est douce et gentille que si elle se sent en sécurité. Toute sa vie, elle n'a connu que l'hostilité, l'admiration, le mépris. Un esprit mutilé, souffrant en silence d'une jeunesse volée. Enfoncé si loin dans l'Enfer qu'elle ne peut en revenir. Et surtout, qu'elle ne le veut pas.
Ses parents, ces faibles, avaient sans doute voulu faire d'elle une de ces idiotes qui se pavannent devant les jeunes mâles. Elle les méprise plus que tout, ces femelles qui se contentent de vivre.
Elle voulait déjà laisser sa trace. Ne pas être une de celle que l'on oublie sitôt avoir versé quelques larmes.
Alors elle s'est entrainé. A redoublé d'efforts pour modeler ce corps, en faire ce qu'il est aujourd'hui. Ses combats ont renforcés ses muscles au delà du possible. Et même le fait d'avoir tant hurlé, d'avoir tant fait couler le sang avait modifié sa voix. Elle n'avait plus ce timbre doux des louves d'aujourd'hui, mais un grondement sourd et grave, comme les mâles.
Elle serait la parfaite représentation de ces anges déchus, androgynes, ni mâle ni femmelle. Il y a longtemps qu'elle a tué la louve qui dormait en elle. De corps, on la prendrait pour un loup : plus grande que la moyenne, beaucoup plus musclée, avec une toison sombre.
Cependant, en s'approchant, on remarquait ses yeux ambrés, les reflets de pourpre et la douceur de son poil. La finesse de ses griffes, et surtout, ce parfum à la fois musqué et délicat qui émanne d'elle. Même quand elle se bat. Surtout quand elle se bat.

Alors, en proie à une nostalgie qu'elle rejettera plus tard, elle ferme les yeux, et s'assied. Et sa voix devient alors le reflet de ce qu'elle aurait pu avoir.
Fine, juste, délicate, et pourtant puissante et décidée. Amère, sur le fond, et piquante ce qu'il faut. Ce n'est pas une voix criarde de certains spécimens. Ce n'est pas non plus ce hurlement sauvage qu'elle affectionne tant.
C'est un chant.
Aussi étrange que cela puisse paraître, venant d'elle, Despise appréciait au fond le chant. C'était pour elle un moyen de s'exprimer, de se livrer un peu, et de faire remonter un peu de cette conscience endormie. Elle détestait juste ceux qui chantaient pour un rien, et ceux qui écoutaient. Eux ne ressentaient rien en chantant, et se livrianet à des politesses mielleuses pour un rien.
Despise, elle, chantait pour elle, pour ce qu'elle adulait, et pour dénoncer les faiblesses de ce monde.
Dans sa voix, deux louves :
Celle qui n'est que violence, haine et désir, un féroce et subtil mélange.
Et l'autre, celle qui n'est pas elle, celle qu'elle aurait pu être. Qui se livre entre ces sons, belle et inaccessible. Qui refuse de se séparer de ce qu'elle est devenue. Comme si elle entendait un jour récupérer le corps qu'elle avait elle même cédé au péché.

Sa voix s'éraille, et elle rouvre les yeux de haine. Qu'avait-elle fait ? elle s'était abaissé aux mêmes exercices que ces parasites ? La chaleur avait du taper trop fort. Elle se relève en lançant un regard haineux au soleil. Sa faute.
Avisant un arbre mort et sec près d'elle, qu'elle n'avait même pas remarqué, elle gronde.
Parce qu'il fait chaud. Trop chaud.
Parce qu'elle refuse d'admettre avoir aprécié chanter. Elle n'en a pas honte, non, c'est un concept qui lui est étranger.
Mais surtout parce qu'elle se demande si c'est cette part de son esprit qui ne veut pas la lâcher.
Ou si c'est elle qui ne veut pas la laisser s'en aller.
Son sang bout dans ses veines, et la rage monte à nouveau. Elle se jette sur le tronc calciné, sans réfléchir.
Elle mort, griffe, éventre, réduit en miettes.
Effacer de son âme ses pensées impures et indignes d'elle.
Le soleil baigne toujours son corps, et elle se bat plus puissamment pour qu'il n'engourdisse pas ses muscles.
Enfin, ou déjà, l'arbre tombe à ses pieds, et la laisse là, haletante de sa démonstration de fureur.
Elle fait quelques pas, comme possédée, et baisse la tête pour détruire d'un coup de dent un dernier bout de bois. Alors enfin, elle étend sa conscience, ressortant de son monde intérieur.
Et fronce les narines.
Un parfum d'inconnu flotte dans l'air. La louve sent son échine frémir de plaisir. Enfin un peu d'action !
Elle se relève, hûme plus précisément l'effluve, et se passe la langue sur ses lèvres, légèrements craquelées par la poussière et le soleil.

- "Pourquoi es-tu ici, toi qui m'observes ?"

[Pffffiou !!! come ton message m'a inspirée !!! je me suis régalée à l'écrire ^^ Et tu postes super bien !!!!]

Surprendre. Elle s'était fait surprendre, en plein délit de chant abusif. Si elle n'avait pas été Despise, elle aurait ressenti l'humiliation.
Le parfum du loup qui lui faisait face, assis, parvint jusqu'à ses narines, et lui appris sur lui beaucoup plus que des paroles ne l'auraient fait.
Il l'intrigua aussi beaucoup plus. C'était un parfum sauvage, et torturé. Boisé et léger. Il semblait émaner de lui deux senteurs aussi distinctes et différentes que la couleur de son pelage. Blanc et Noir. Mais tout cela lui semblait artificiel et factice. Le Noir ne reflétait aucune lueur, et aucune ombre ne se dessinait sur le blanc. Il se détachait du paysage par son physique, et se fondait en lui par son attitude.
Vraiment déroutant.
Puis il parla :

"Mmmh...Ce serait plutôt à toi de me dire c'que tu fous là, sale bête, car t'es juste un peu sur les terres du toucher, la grande langue..."

A chacun de ses mots, le poil de Despise s'était hérissé. A chacune de ses intonations clairement supérieures, ses yeux s'étaient illuminés.
"Sale bête", elle, la Puissante, l'Unique Despise ? "la grande langue" ? Comment osait-il la rabaisser au simple stade de membre d'un clan ? certes, elle en était fière, mais son honneur lui importait plus. Son honneur, c'était elle. "Terres du toucher" ? Alors qu'elle était crainte et respectée de tous ? Comment pouvait-il imaginer qu'elle ne se contente que d'un territoire ?
Ses oreilles se plaquèrent sur sa nuque presque indépendamment de sa volonté. Son sang bouillait déjà dans ses veines. Elle étira ses lèvres sur ses crocs, et siffla doucement, en signe de menace. Si cet énergumène ne cédait pas, elle le tuerait. Lentement. Doulereusement. Et s'il cédait, elle le tuerait aussi. Mais plus vite.
Quoiqu'il fasse à présent, ou presque, il s'était déclaré son ennemi en l'insultant.

Intérieurement, son sadisme s'était trouvé exacerbé par les paroles qu'avait craché -car c'était ce qu'il avait fait- l'autre. Il devait au fond lui ressembler un peu. Il ne l'égalait pas, non, car aux yeux de la louve, elle était incontestablement la meilleure. Mais il devait essayer. Elle se sentit proche de lui, et tout ce qui est proche acquiert du pouvoir sur vous. Il était alors dangereux. Ce qui est un danger s'élimine.
Ces pensées firent le tour de son esprit en un instant.
Effroyable logique d'une tueuse.
Et pourtant, elle était satisfaite de trouver en face d'elle un peu de résistance. La résistance est tellement plus excitante que la plate coopération !
Elle passa doucement sa langue sur ses lèvres. Sensuelle et dangereuse.
Sauf que lui n'arriverait pas à l'éliminer.

Son port de tête lui apprenait qu'il avait l'habitude de passer inaperçu. Un espion. Un de ceux qu'elle détestait le plus. Mais sa musculature lui apprenait qu'il n'était pas passif pour autant. Un assassin ou un guerrier. Elle penchait plus pour un assassin, car il avait leur arrogance. Bien. C'était déjà plus intéressant.

-" Tiens donc... Un loup hybride, mi-espion, mi-assassin. Serais-tu un de ces idiots mal dans leur peau qui ne savent où se placer ? Idiot, tu l'es forcément puisque visiblement tu ignores mon nom."
Elle se moquait. Ouvertement. Sans crainte, elle s'était approché de sa démarche puissante et sauvage, les muscles roulant sous sa toison d'ébène.
Hypnotisante.
L'éclat de ses yeux ambrés ne relâchait jamais le regard de l'autre.
Il était assis. La louve fit gracieusement le tour de son interlocuteur.
Avant de l'achever, elle s'immobilisa prêts de lui. Très près. Elle se pencha et glissa à son oreille :

- "Je suis Despise"

Elle ferma les yeux, en poussant un soupir de contentement, avant de le rouvrir en faisant claquer sa machoire.
La louve, joueuse, lécha doucement son oreille, puis la mordit sans ménagement avant de s'éloigner.

- "Tâche de ne pas l'oublier"

Elle ne déclarait pas encore la guerre. Si elle l'avait voulu, elle la lui aurait arraché, cette oreille. Mais non. Cela pourrait être amusant.

Une pensée effleura son esprit, faisant scintiller ses yeux d'un éclat indéfinissablement beau et inaccessible. S'il était espion, il avait dû la localiser de loin, elle ne passait pas inaperçue. Son parfum même, envoûtant et exotique, la faisait repérer facilement. Mais elle refusait de se traîner dans la boue comme le faisait les autres pour masquer sa fragrance. Après tout, elle ne craignait personne, et refusait de sacrifier l'une de ses seules marques de féminité. Mais alors...

- "Le spectacle t'a plût ? J'espère pour toi que t'as pris ton pied."

Elle se rapprocha à nouveau, ne s'immobilisant qu'à quelques centimètre de lui.

- "Tu voudrais en entendre davantage ?"

Ses yeux brillaient d'un éclat sanguinaire. La louve se redressa, le surplombant de presque une tête.

- "Pour ça, siffla t-elle entre ses crocs, il faudrait voir à demander plus gentiment"

Despise ne se recula pas, se contentant de souffler au visage de l'autre une haleine suave de fer et de sang. Le liquide dans ses veines pulsait de plus en plus vite. S'être faite surprendre l'excitait à présent, stimulant ses envies de meurtres.
Un silence plat s'installa sous le soleil qu'elle avait oublié. Elle attendait sa réponse, impatiente.